L’alimentation mixée, un enjeu d’avenir contre la dénutrition des séniors
« Depuis un certain temps, je me sens plus en forme, je mange mieux », assure Albertine, une fringante retraitée de 93 ans, passée à l’alimentation mixée il y a un an à la résidence Montclair, une maison de retraite privée du Cellier (Loire-Atlantique).
La prise de conscience de la dénutrition chez les séniors a révolutionné ces dernières années la façon de concevoir l’alimentation à texture modifiée, déclinée aujourd’hui en quatre granulométries différentes adaptées à leurs pathologies, allant du haché grossièrement -texture steak haché-, jusqu’au « mixé-lisse ».
En matière de mixé-lisse, « il y a quelques années le menu se cantonnait parfois à +entrée, plat dessert+, le tout mixé (en même temps) et servi à la louche « , explique Yannick Strottner, conseiller au Centre culinaire contemporain de Rennes et président de l’Association culinaire des établissements hospitaliers de France (Acehf).
Mais, face à la pression des familles et des résidents, parfois réduits à manger chaque jour une bouillie peu ragoûtante, les choses ont changé. D’autant plus que la texture modifiée représente aujourd’hui en moyenne 29% des repas dans les établissements pour personnes âgées (contre 22% en 2007), voir au-delà de 50% pour certaines institutions spécialisées.
En 2060, selon une projection de l’Insee, 23,6 millions de personnes seront âgées de 60 ans ou plus en France, soit une hausse de 80% sur une cinquantaine d’années.
Le sujet est devenu un problème de santé publique: certains séniors, atteints de dysphagie (fausse route alimentaire), cachent leurs difficultés de peur d’être contraints de passer à l’alimentation mixée en se privant des aliments difficiles à mâcher ou avaler, et tombent ainsi dans la dénutrition, qui touche entre 15 à 40% d’entre eux.
D’autres tentent de manger normalement, multipliant les risques de fausse route. « Les aliments passent dans les poumons…. c’est une hantise du personnel médical », assure Claire Sulmont-Rossé, chercheuse spécialisée dans l’alimentation des séniors à L’INRA de Dijon. Car outre l’étouffement, l’autre risque à long terme est une infection des poumons.
Tout mixé
C’était le cas d’Albertine pour qui « l’alimentation ne passait pas bien, je ne pouvais pas avaler », explique-t-elle. Elle avait fini par se priver de nombreux aliments dont la viande, et s’en était retrouvée affaiblie. Finalement, elle est passé au « tout mixé », comme elle le dit fièrement, et, depuis, « Albertine a pris du poids, elle a très bien accepté le fait de passer au mixé », assure Amélie, qui sert les repas en salle.
La résidence Montclair, un établissement privé flambant neuf qui accueille 80 résidents, dont 15 à 20% se nourrissent en texture modifiée, a fait le choix d’une équipe de trois cuisiniers à temps plein pour offrir une alimentation personnalisée, et non collective, avec le même menu pour tous, mais une texture adaptée à chacun.
« On fait de la restauration normale », explique Régis Padiou, le chef de cuisine de la résidence qui a fait une formation spécialisée sur le mixé au Centre culinaire contemporain de Rennes. Avec son second, Ludovic Richard, ils font eux-même leurs charcuteries, leurs pâtisseries. La bûche de Noël était ainsi une vraie bûche avec crème au beurre.
Car, à partir d’un certain âge, le plaisir de manger et la nécessité d’avoir des aliments riches passe avant celle de faire des régimes, estiment les professionnels. Les aliments mixés sont même de plus en plus souvent enrichis de façon à éviter la prise de compléments alimentaires hors repas.
Les progrès faits sur le mixé ont aussi tendance à tirer la qualité de l’ensemble des menus pour les séniors vers le haut. « Aujourd’hui, en cuisine collective, on redécouvre une nouvelle façon de cuisiner », assure M. Strottner, fort de 25 ans d’expérience en restauration collective hospitalière.
« Il y a un vrai mouvement partout en France pour l’amélioration des repas. On est passés de la cantine au restaurant », confirme Françoise Toursière, directrice nationale de la FNADEPA, une fédération qui représente 996 directeurs de maisons de retraite.
Booster le goût et la couleur
Pour accélérer cette révolution en cuisine, des recherches sont en cours comme à Rennes, au Centre culinaire contemporain, où Sylvie Gautron, diététicienne-nutritionniste, en tandem avec Yannick Strottner, planche sur l’alimentation mixée pour « redonner envie de manger » aux séniors.
Dans leur laboratoire, ils confectionnent par exemple une tarte au citron avec un biscuit gélifié, tout aussi lisse et fondant en bouche que la crème de citron, présentée à l’assiette comme un plat gastronomique.
Le centre a lancé en 2013 des concours de chefs en France, et propose aussi des formations sur l’alimentation à texture modifié. « Le mixé est un mal nécessaire mais les cuisiniers ne savaient pas comment le traiter », note Sylvie Gautron, la chef de projet sur le mixé, qui insiste sur la nécessité de « booster le goût et la couleur » et de leur donner une forme qui donne envie.
« Il y a eu beaucoup de progrès dans le domaine de la cuisine moléculaire. On a aujourd’hui l’avantage de la technologie, on peut redonner de la forme aux produits mixés », explique Claire Sulmont-Rossé.
Les entreprises de l’alimentaire ne sont pas en reste dans cette course qualitative. Ainsi, la société « Les Repas Santé » (groupe Nutrisens), qui depuis 17 ans fournit en produits mixés hôpitaux ou maisons de retraite, propose aussi des formations pour les chefs sur le mixé.
« La dénutrition, c’est notre sujet majeur. Il y a deux enjeux: être efficaces dans les produits et être très goûteux », assure Georges Devesa, Pdg de Nutrisens. « Il faut leur donner du plaisir, que ça ressemble le plus possible à l’alimentation traditionnelle », plaide le Pdg.
Saine émulation
« Les sociétés de restauration collective ont fait d’énormes progrès. Il y a eu une course entre eux pour remporter les marchés, une véritable émulation », et la concurrence entre maisons de retraite privées et publiques a aussi favorisé l’amélioration des repas, estime Françoise Toursière.
Reste la question du budget. Mais, selon Yannick Strottner, « en moyenne 4,5 à 5 euros par jour et par personne » suffisent pour proposer une alimentation à texture modifiée de qualité. La preuve à la résidence Montclair où, avec un budget moyen de 4,82 euros par jour et par résident, les cuisiniers arrivent à proposer une cuisine qui a du goût avec des produits frais.
Car pour les séniors, le repas est un moment important de la journée, et doit le rester. « La nourriture, c’est la première des médecines. Pour les résidents, c’est sans doute l’un des derniers plaisirs qui leur reste, on a l’obligation de s’appliquer. Quand vous voyez leurs yeux qui pétillent, ça vaut tous les macarons du monde », assure Régis Padiou.
La cuisine mixée pourrait même bientôt sortir de la cuisine collective, selon Yannick Strottner. En effet, quelques chefs gastronomiques portent aujourd’hui un certain intérêt à cette cuisine longtemps boudée… Pourquoi ne pas élaborer des repas gastronomiques mixés à l’attention de clients âgés qui, jusqu’alors, ne pouvaient qu’admirer les menus dans les assiettes des autres?